Interview de OverGame avec David Cage
Comment entretenez-vous votre studio de 30 à 50 salariés pendant plusieurs années après The Nomad Soul pour travailler sur un autre projet comme Fahrenheit ?
Nous sommes allés chercher des investisseurs financiers au bon moment, avant qu'Internet flambe, en leur disant : voilà, on a une jolie boite, on a fait Nomad Soul avec David Bowie, on a des articles de presse un peu partout, Time Magazine a écrit que Nomad Soul préfigure le futur du jeu vidéo, on a d'autres idées, d'autres projets, on est en train de développer la technologie, l'entreprise, on a des projets qui sont prometteurs, est-ce que ça vous intéresse de rentrer dans le capital de la société ? Et on a levé 28 millions de francs en 2000. Je voulais avoir un ou deux ans tranquilles pour développer une nouvelle génération de technologies. L'industrie est dans un creux, plutôt que de faire de l'alimentaire en faisant des sites Internet comme tout le monde, j'ai préféré me mettre à l'abri, préparer l'avenir. Et comme on sait que l'industrie du jeu vidéo est cyclique et que, à un moment, le balancier revient, je veux pouvoir préparer le moment où l'industrie va revenir. C'est ce qu'on fait en développant la techno, l'infrastructure de la boite et le concept de Fahrenheit sans éditeur aux fesses qui vous réclame une démo jouable sinon il ne développe pas la suite.
Vous avez travaillé avec David Bowie sur le jeu The Nomad Soul, Enki Bilal est venu tourner des scènes de son film l'Immortel dans votre studio Quantic Dream… Comment faites-vous pour attirer de tels talents et que retenez-vous de ces collaborations ?
Il faut de l'enthousiasme, être vraiment convaincu de ce qu'on fait pour être capable de convaincre les autres. C'est aussi bête que ça. Je suis passionné par ce que je fais et je crois que j'arrive à communiquer cette passion. Et je frappe aux portes. J'en retire un truc énorme : c'est possible ! Il est possible d'attirer des gens de ce calibre là sur des projets qui ne sont pas basés uniquement sur l'argent mais sur l'envie de faire quelque chose ensemble. Sur un vrai désir de challenge créatif. Et que des gens aussi importants et talentueux que David Bowie puissent consacrer du temps au média jeu vidéo est pour moi la vraie bonne grande nouvelle. A titre personnel, ce fut une expérience fantastique parce que c'est quelqu'un qui a vécu et fait des choses extraordinaires, qui a une aura extraordinaire. Et surtout, il m'a montré quelque chose que je savais intellectuellement mais que je n'avais pas vraiment pratiqué, c'est qu'on peut se servir de la musique soit pour renforcer l'image et dire la même chose que l'image, soit pour dire quelque chose que ne dit pas l'image et que sous-entend l'image. Ma première démarche quand j'ai commencé à en parler avec Bowie était de vouloir une musique glauque, inquiétante, sombre, qui représentait le jeu et son univers inquiétant. J'avais envie d'une musique qui renforce ce côté là. Et puis Bowie est venu avec une idée complètement opposée en disant : "Puisque c'est un monde complètement déshumanisé, faisons en sorte que la musique, elle, soit la dernière chose humaine dans cet univers. Le contraste va renforcer l'impression que tu veux donner plutôt que de remettre une couche de la même chose". Donc il est venu avec des chansons hyper mélodiques, avec des guitares électriques, des choses très harmonieuses au contraire, et très humaines (2h30 de musique instrumentale + 8 morceaux retrouvés sur l'album Hours, David Bowie/Reeves Gabrels, 1999, ndr). Ça m'a beaucoup surpris. On était parti sur quelque chose de beaucoup plus froid que ce qu'il avait fait. J'ai mis un peu de temps à m'y faire, et puis j'ai vite compris que, bien sûr, il avait 100 000 fois raison, c'était évidemment ça qu'il fallait faire et je ne regrette pas d'être allé dans son sens. C'était une marque de talent et d'intelligence d'avoir eu cette approche là. Le cas de Bilal est un peu différent. Quantic Dream est équipé d'un studio de motion capture qui correspondait à ce qu'il cherchait. Nous nous sommes rencontrés mais c'était plus une prestation de service qu'une collaboration créative.
Avec le recul, quel regard avez-vous sur votre premier jeu ?
Je suis agréablement surpris de l'image qu'il a aujourd'hui. À l'époque nous étions des petits français essayant bon an mal an de faire ce qu'on croyait être bien. Et puis le magazine américain EGM (Electronic Gaming Monthly, n°1 des ventes aux USA, environ 400 à 500 000/mois, ndr) a classé Nomad Soul parmi les 40 jeux qui ont marqué l'histoire du jeu vidéo à côté de trois autres jeux français et de très très grands comme des Zelda, des Mario ! Nous sommes arrivés à un stade où on a l'impression que c'est presque le jeu de quelqu'un d'autre. Beaucoup de gens se le sont approprié. C'est étrange et agréable. On a souvent à faire à des gens qui nous écrivent en connaissant le jeu presque mieux que nous. Il y a une communauté sur le net qui discute d'un hypothétique film The Nomad Soul. Des gens nous écrivent tous les jours pour nous réclamer une suite... Affectivement j'y reste très attaché. C'est le jeu que je voulais faire. Il a plein de défauts mais aussi plein de choses que je voulais faire ou dire sur lesquels les gens ont percuté. Quelqu'un me demandait récemment s'il existait des jeux avec un message politique et je me suis rendu compte qu'il y en avait un dans Nomad Soul. J'en suis assez fier, comme aussi d'une scène particulière relevée par certains journaux. Une scène toute bête où le joueur parti depuis plusieurs jours rentre chez lui quand sa femme, qui le croyait mort, se jette dans ses bras. Une vraie scène de tendresse s'ensuivait où elle lui caressait la joue, ils s'embrassaient et allaient dans la chambre faire l'amour. Je ne m'en rendais pas compte en le faisant. Mais quand je vois le retour des gens depuis, combien cette scène où un personnage manifeste une émotion pour un autre a marqué par rapport à la majorité des jeux vidéo, j'aspire à aller dans cette direction.
Êtes-vous millionnaire suite au succès de Nomad Soul ?
(rires) Non non, c'est un débordement de journaliste qui a fantasmé. Il y a quelques millionnaires dans le jeu vidéo, mais c'est malheureusement l'exception. J'aimerais bien (rires).
Vous êtes en procès avec votre ancien éditeur Eidos qui ne vous verse pas de royalties ?
Non, on n'est pas très procédurier. En général pour toucher de l'argent il faut atteindre un certain seuil de vente. C'est à dire qu'au-delà de ce seuil de vente on considère que l'éditeur s'est remboursé (jeu intégralement financé par Eidos, ndr) et à ce moment là les bénéfices sont partagés. Or les discussions portent toujours sur : "Est-ce qu'on a atteint le seuil de vente ou pas ?" On a demandé à plusieurs reprises combien on en a vendu mais impossible de savoir. Eidos ne répond plus. Je ne sais pas s'ils sont morts ou s'il s'est passé quelque chose. Le contrat prévoit qu'on peut leur envoyer un expert comptable mais quand vous voyez combien coûte un expert comptable en Angleterre ! Une fortune. Et puis ça n'est pas forcément bien perçu par les éditeurs que les développeurs envoient un expert comptable vérifier leurs comptes.
La pression de faire un Nomad Soul 2 est-elle importante ?
On y travaille, mais on sait qu'on va devoir batailler pour convaincre les éditeurs parce que c'est de la SF et aujourd'hui ce n'est pas le truc le plus simple à vendre dans le jeu vidéo (le projet The Nomad Soul 2 est néanmoins officiel depuis avril 2005, ndr). Les éditeurs vous disent : "ce qui marchent ce sont les jeux avec la mafia, tu conduis des voitures et…", enfin, vous voyez, ils sont toujours des grands visionnaires… Mais on a vraiment des idées autour d'un Nomad Soul 2 et on en a envie.
Propos recueillis par François B. de la Boissière
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Labels: David Cage, Fahrenheit Indigo Prophecy, French, interview
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