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De l'Avenir de la Création Numérique en France

Lettre ouverte à Monsieur le Premier Ministre
Plaidoyer pour la création d'une Silicon Valley en France




Le gouvernement, par le biais du Conseil Supérieur de la Propriété Littéraire et Artistique, a commandité un rapport sur la création de jeux vidéo en France, rapport réalisé par Alain et Frédéric Lediberdère.
Ce fait à lui seul mérite d'être salué comme il se doit, tant il est vrai que le secteur de la création numérique est malheureusement peu considéré dans notre pays.
En lisant ce rapport, on s'aperçoit que l'industrie du jeu vidéo représente un marché de près de 18 milliards d'euros dans le monde et de 700 millions d'euros en France pour plus de 21 millions de jeux vidéo vendus par an. Au cours des 25 dernières années, ce secteur a connu une croissance moyenne de 13% par an (et plus de 20% ces dernières années). Ces chiffres soulignent à eux seuls tout l'intérêt économique de ce secteur d'activité.
Schématiquement, le jeu vidéo est composé d'une part des éditeurs qui financent et distribuent les produits, et d'autre part des studios qui les conçoivent et les développent. Les éditeurs sont généralement côtés en bourse et disposent d'une présence commerciale internationale, alors que les studios, les créateurs, sont structurés en petites unités et dépendent financièrement des éditeurs.
Le marché du jeu vidéo est principalement un marché international où la majeure partie du chiffre d'affaires est réalisée à l'export. Les sociétés françaises du secteur y ont pris une place remarquable. Outre trois éditeurs majeurs que sont Infogrames, Ubi Soft et Vivendi Universal, il existait en France une industrie de la création numérique active qui était capable de vendre ses créations dans le monde entier, de l'Europe aux Etats-Unis.
Je dis "existait" car cette industrie est en train de disparaître corps et bien. Depuis le début de l'année 2002, c'est plus de 20 sociétés qui ont déposé leur bilan, d'autres connaîtront le même sort d'ici la fin de l'année, et ce dans l'indifférence la plus totale.
Car bien que la création numérique française soit créatrice d'emplois, technologiquement stratégique, économiquement en croissance constante à deux chiffres et exporte notre identité et notre culture dans le monde entier, elle est aujourd'hui menacée de disparition.
A l'image des nouvelles technologies en général, la création numérique traverse actuellement une crise majeure due notamment au dégonflement de la bulle spéculative Internet et au désoeuvrement des marchés boursiers.
Mais ces difficultés passagères sur lesquelles personne n'a réellement de prise masquent en fait des problèmes structurels plus graves qui handicapent gravement les chances des entreprises françaises de prendre ou de conserver une place sur ce marché international.
Si le rapport Lediberdère a l'immense mérite de présenter clairement les formidables enjeux de cette industrie, il se contente d'un constat sans apporter véritablement de solution. La situation est pourtant particulièrement préoccupante.


Notre pays ne manque pas d'atouts dans le domaine de la création numérique : nous disposons par exemple d'une main d'oeuvre de très grande qualité, tant dans les domaines de la programmation que de la création graphique, grâce à des écoles dont le mérite est reconnu par les meilleurs industriels américains qui ne se privent d'ailleurs pas de venir allègrement y piocher. De manière générale, la main d'oeuvre française est largement appréciée à l'étranger, et on retrouve des français dans la plupart des grandes sociétés, notamment américaines, de création numérique.
Là s'arrête malheureusement le constat positif. En effet, de nombreuses difficultés viennent grever les chances de cette industrie d'avenir de se maintenir et de se développer durablement en France. Une part importante de ces métiers est en train de disparaître du tissu économique.
S'il ne s'agissait que d'une conséquence logique de la loi du marché, comme pour les secteurs de la sidérurgie ou de l'exploitation minière à une certaine époque, il serait inutile d'en parler.
Les activités non rentables et sans avenir sont toutes destinées à disparaître à terme et il serait vain (on l'a vu par le passé) de tenter de les mettre sous perfusion. Mais il s'agit là d'informatique et de culture, deux sujets dont il serait surprenant qu'ils ne jouent pas un rôle économique majeur dans un avenir proche.
Quels sont les problèmes rencontrés aujourd'hui par ces entreprises? La première difficulté est le phénomène désormais bien connu du "Brain Drain", la fuite des cerveaux. Si certains ont tenté à une certaine époque de le relativiser, l'exode est cependant bien réel sur le terrain. Nos meilleurs éléments en terme de management, programmation et création graphique sont depuis longtemps partis soit en Angleterre, soit aux Etats-Unis.
Comment leur en vouloir alors que les salaires à l'étranger sont sans commune mesure avec les salaires français? Grâce à une pression fiscale considérablement inférieure, les entreprises anglaises et américaines notamment n'ont guère de difficulté à proposer des salaires beaucoup plus attrayants. Plusieurs rapports du Sénat mettent d'ailleurs très clairement en évidence le désavantage important que constitue la pression fiscale en France qui met par exemple le coût horaire français plus de 40% au-dessus du coût horaire anglais. Le rapport du Sénateur Alain Lambert est à cet égard édifiant : il indique que le taux des prélèvements obligatoires est un des plus élevés d'Europe. Une taxe professionnelle pénalisante ainsi qu'une fiscalité pesante
sur les brevets font partie des autres constats problématiques de ce rapport.
Autre désavantage : alors qu'un salarié américain bénéficie en tout et pour tout de deux semaines de vacances annuelles, un salarié français dispose de 5 semaines de congés payés, auxquels s'ajoutent 4 semaines de RTT, soit un total de plus de 9 semaines par an. Un salarié français travaille donc 7 semaines de moins qu'un salarié américain. Ces différences sont peut-être sans importance pour les entreprises à vocation locale, leurs concurrents étant soumis aux mêmes conditions. Il n'en va pas de même pour les entreprises à vocation internationale, comme c'est le cas des entreprises de création numérique. La compétition internationale est rude, que ce soit avec l'Angleterre ou les Etats-Unis, mais également avec les pays émergeants d'Europe de l'Est. La pression sociale et fiscale en France nuit gravement à la compétitivité des entreprises face à leurs concurrents étrangers.
Il ne m'appartient pas de remettre en question la politique sociale et fiscale du gouvernement français et de ceux qui l'ont précédé, mais il est aisé de comprendre le sentiment que peuvent avoir certains chefs d'entreprise que les dés sont un peu pipés. Nous n'affrontons pas nos concurrents avec les mêmes armes.

Il n'est évidemment pas question de redéfinir la politique sociale de notre pays uniquement en fonction des contraintes d'exportation d'un corps de métier. Mais il existe des solutions, nous le verrons plus loin, déjà mises en oeuvre avec succès par d'autres pays.
La situation actuelle pose de manière aigue la question de la place qu'occupe la création numérique dans le paysage culturel français. En effet, la création numérique est encore considérée légalement aujourd'hui comme un "logiciel", c'est-à-dire que la loi lui dénie toute prétention au statut d'"oeuvre".
Le rapport Lediberdère ne laisse aucun doute à cet égard en reconnaissant (enfin) que les jeux vidéo sont "bel et bien des oeuvres de l'esprit, dotées d'un contenu éditorial et artistique original. [..] En tant qu'oeuvres de création, les jeux vidéo véhiculent les valeurs culturelles du pays où ils sont élaborés". Le rapport conclut plus loin que le jeu vidéo constitue une oeuvre audio-visuelle à part entière, et que ce statut et ses privilèges devraient légitimement lui être enfin reconnus.
La création numérique française véhicule la sensibilité de son auteur, sa vision du monde et les messages qu'il souhaite transmettre. Elle peut par conséquent prétendre à bien des égards au statut d'"oeuvre". Ces oeuvres sont commercialisées le plus souvent à l'international et propagent ainsi une certaine culture et un savoir- faire français à l'étranger.
Je parle bien de jeux vidéo en matière de culture, au même titre que la littérature, la musique, la télévision ou le cinéma, à cette différence près que les jeux réalisent souvent 90% de leur chiffre d'affaires à l'export, dont souvent 50% sur le territoire américain. Quel autre support véhiculant la culture française peut s'enorgueillir de pareils résultats?
Or le statut actuel de la création numérique ne bénéficie d'aucune considération particulière, comme si nous ne participions pas au rayonnement de la culture française à l'étranger. Nous créons dans le cadre d'une industrie qui représente 18 milliards d'euros de chiffre d'affaires, génère deux fois et demi le chiffre d'affaires du cinéma américain, et se vend sans exception dans tous les pays du monde avec une prédominance pour les Etats-Unis, et nous peinons pourtant à faire entendre notre voix.
Que se passera-t- il demain si rien n'est fait pour sauver la création numérique française? Ce savoir-faire unique va disparaître de notre pays au bénéfice de nos principaux concurrents alors que les français devront s'expatrier pour travailler dans cette industrie. Sur notre marché, nous n'aurons plus le choix qu'entre des produits imaginés et développés à l'étranger, que ce soit en Angleterre, aux Etats-Unis ou au Japon.
Qu'on me comprenne bien, je ne défends pas ici une approche protectionniste anachronique selon laquelle les français doivent consommer français. Je m'inquiète simplement du fait que les créateurs français se verront demain confisquer un support d'expression extraordinaire, avec toutes les retombées économiques que cela implique.
En comparaison, on peut se demander ce qu'il resterait aujourd'hui de l'industrie du cinéma français par exemple, voir de l'industrie du disque, si la sulfureuse "exception culturelle française" n'avait pas été mise en place. Il est très probable que ces activités auraient partiellement ou en totalité disparu de notre pays.
Le raisonnement par comparaison peut également s'appliquer aux modes de financements. La création numérique réclame désormais pour être compétitive des investissements conséquents encore loin de ceux du cinéma, mais pouvant dépasser quatre millions d'euros pour les meilleurs produits.
Là encore, que serait-il advenu du cinéma si l'on avait laissé au marché le soin de financersans soutien ses activités? L'aménagement de solutions fiscales attrayantes a permis de pourvoir à cette problématique de manière ingénieuse et durable.
Jacques Chirac a déclaré :
"Considérer les oeuvres d'art, les biens culturels comme des marchandises ordinaires est une profonde aberration mentale que rien ne peut justifier"
.
Maintenant qu'un rapport gouvernemental a établi que le jeu vidéo constituait bien une oeuvre, il importe de tenir compte de sa spécificité culturelle en lui accordant les mêmes avantages que le cinéma ou la télévision.
En conclusion, faut- il se résoudre à laisser disparaître tout un pan d'une industrie d'avenir?
Non, assurément, surtout que les solutions existent. Sur l'aspect fiscal et social, des pays comme le Canada (plus exactement la région Québec) ont mis en place des mesures d'incitations tout à fait pertinentes qui pourraient parfaitement résoudre la situation française actuelle.
Confronté à la fuite des cerveaux aux Etats-Unis voisins et désireux de générer des emplois pour les années à venir, le Québec a mis en place un certain nombre de mesures parmi lesquelles la suppression de l'impôt sur les sociétés, des crédits d'impôts significatifs et un allègement massif des charges sociales pour une durée de 5 ans pour toutes les sociétés qui acceptent de venir s'installer sur son territoire dans des secteurs déterminés (notamment le port de Montréal, ce qui fait d'une pierre deux coups en redynamisant un quartier qui était à l'abandon).
A ces mesures financières s'ajoutent des mesures d'accompagnement des entreprises comme par exemple l'aide à l'implantation, la mise en contact avec les universités et l'aide au recrutement de manière générale, ainsi qu'une assistante administrative afin de simplifier et accélérer les procédures.
L'objectif clair de l'administration québécoise était de créer une Silicon Valley à la canadienne en attirant les capitaux et les hommes travaillant dans le secteur des nouvelles technologies.
De cette manière, les entreprises venues s'installer de manière durable dans la région allaient recruter et investir sur place.
L'opération en place depuis quelques années est déjà un beau succès, puisque des sociétés importantes de nouvelles technologies sont venues s'implanter. On compte parmi les industriels français présents des sociétés comme Ubi Soft ou Microïds, mais également les américains Electronic Arts, Alias Softimage, Ericson et bien d'autres.
Quel coup de génie que d'avoir su retourner la situation en amenant des américains à
délocaliser leur production plutôt que de les voir attirer nos cerveaux dans leur pays!
Une solution de ce type serait parfaitement applicable à la France. Il serait possible d'y créer une zone privilégiée dont l'objet serait l'implantation de sociétés de nouvelles technologies.
L'objectif serait d'une part de permettre aux cerveaux français de rester en France dans des conditions concurrentielles, d'attirer des capitaux étrangers et de valoriser la France vis-à-vis des industriels étrangers comme un pays tourné vers les nouvelles technologies.
Les avantages d'une implantation dans cette zone devront être réels : exonération fiscale et allègements significatifs des charges sociales, exonération fiscale sur les investissements, aides financières et logistiques à l'implantation, en contrepartie d'une installation à long terme (dix ans par exemple) dans la zone.
Une telle mesure aurait pour conséquence de créer une formidable dynamique non seulement française mais européenne autour des métiers des nouvelles technologies. L'objectif n'est pas de créer des pépinières de start-ups, mais bien d'attirer en France les grandes entreprises étrangères et de permettre aux entreprises françaises d'exercer leur activité dans un cadre propice à leur croissance.
Les retombées économiques et sociales peuvent être conséquentes et à la mesure de l'effort qui serait consenti tout d'abord en terme de créations d'emplois mais également en terme de retombées indirectes.
La résolution des problèmes concernant l'exception culturelle française dans la création multimédia et les difficultés de financements de cette activité me semblent simples à mettre en place dans la mesure où il s'agit d'appliquer des mesures qui existent déjà dans le domaine du cinéma.
Il est probablement possible d'encourager par exemple les éditeurs français à investir dans la création française en leur donnant un intérêt tangible à contribuer au développement de la création numérique en France.
La création numérique devrait d'autre part logiquement pouvoir accéder aux mêmes avantages notamment fiscaux que le cinéma. La création de fonds de production devrait être largement encouragée afin de prendre en compte la spécificité de la création numérique.
Ces trois mesures, création d'une "Silicon Valley française selon le modèle québécois", investissement des éditeurs français dans la création française, accès aux modes de financement du cinéma, sont les seules mesures aptes à maintenir la création numérique en France. Elles doivent être menées conjointement et de toute urgence, dans un cadre de concertation entre les acteurs et les représentants du gouvernement, et dans un esprit de dialogue et de volontarisme.
Il importe avant tout que tous les intervenants prennent conscience de l'urgence de la situation, et de la nécessité d'un débat public sur la question.
L'avenir de la création numérique en France dans les cinq années qui viennent se joue peutêtre en ce moment.

David Cage
David Cage est le président et fondateur de la société QUANTIC DREAM, société de création numérique dont le premier jeu vidéo "Nomad Soul" (qui a bénéficié de la participation du chanteur David Bowie) a été un succès international. Ce produit a obtenu une vingtaine de récompenses dans le monde pour son aspect innovant et sa technologie d'avant-garde.


Cités dans le texte :
- Rapport Lediberdère : Ministère de la Culture et de la Communication - Bulletin du
Département des Etudes et de la Prospective N°139-Juillet 2002 : LA CREATION DE JEUX
VIDEO EN FRANCE EN 2001 - Alain et Frédéric LEDIBERDERE.
- Rapport d'Information N°118 : INCIDENCE DES CHARGES FISCALES ET SOCIALES
SUR LA LOCALISATION D'ACTIVITE - M. Alain LAMBERT, Sénateur.

Source: QD

DeFriday, September 27, 2002
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